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Georges Thinès, pour discret qu’il ait été quant à son œuvre, dont il ne fit jamais la réclame, est une figure de la vie intellectuelle et littéraire de notre pays dont la postérité s’apercevra combien elle fut en prise avec des questions essentielles de notre temps. Parmi celles-ci, la question des rapports entre la science et l’art. La figure de Faust, qu’il a si brillamment questionnée, dont le motif revient régulièrement sous la plume de l’essayiste, du poète, du romancier (titulaire du prix Rossel pour Le tramway des officiers), est emblématique :
« L’histoire du docteur Faust, on le sait, appartient à la fois à la réalité et à la fiction. Johann Faustus, le Faust historique, est un “ personnage ” ; Georgius Faustus, le Faust imaginaire, est un “ destin ”. Et c’est dans la mesure où il est un destin qu’il a engendré ce que nous pouvons qualifier, en toute légitimité, de “ mythe faustien ”. Certes, Johann Faustus n’est pas le premier venu. Mais en dépit de certains succès assez visibles et d’une indubitable notoriété, il est l’homme des contingences et des occasions heureuses dont il parvient à tirer parti. C’est aussi un homme pragmatique plutôt qu’un homme de pensée. Et ce caractère est conforme à son goût et à sa pratique de la magie, en tant que recherche d’un pouvoir sur les êtres et sur les choses, sur le monde physique et sur la nature. Remarquons, sans vouloir anticiper, que si Johann Faustus entend régir et éventuellement prendre la nature en défaut, il ne se préoccupe pas du destin humain comme tel et ne va pas des choses à l’être des choses. Georgius Faustus, lui, ne passe par la magie que dans le but de conquérir l’être. Tentative de compréhension d’une part, tentative de conquête d’autre part », écrit-il.
Dans cette figure centrale de son œuvre, Thinès met en présence deux chemins possibles pour l’individu : conquérir le monde par l’exercice pragmatique de la pensée, comme le fait l’homme de science, ou tenter de le comprendre, c’est-à-dire selon l’étymologie latine à laquelle ce passionné de civilisation antique ne pouvait pas ne pas penser, cum prehere, prendre avec soi, s’en charger… comme le fait le poète. Tout le XXe siècle a été hanté par cette question des rapports entre science et conscience et j’affirme qu’aujourd’hui plus que jamais elle se pose à l’Humanité toute entière. L’œuvre de Georges Thinès, pour cette raison, s’envisagera comme une œuvre de référence pour nos contemporains. L’Académie se chargera d’en faciliter l’accès.
Mais Georges, qui fonda la chaire d’éthologie à l’Université catholique de Louvain, n’était pas seulement cet érudit et ce scientifique remarquable, titulaire du prix Francqui, avec le don de faire partager ce qui chez lui était un « gai savoir » : musicien, violoniste au sein de l’Orchestre de l’Université, il fut aussi un poète considérable, profondément novateur au sein d’une génération qui compta également en ses rangs des Philippe Jones, Claire Lejeune, Liliane Wouters, André Schmitz et Fernand Verhesen, autres figures essentielles de la poésie française de Belgique. Il est un écrivain fasciné par la double énigme que suscitent la création littéraire et l'existence de l'homme elle-même. Les grands thèmes chers à Thinès – qui est élu le 10 juin 1978 à l'Académie, au fauteuil de Marcel Thiry – sont la fascination pour un double illisible, celui du texte et celui de la destinée; la quête nostalgique de l'enfance irrémédiablement perdue certes, mais que la fiction permet de retrouver et de ressourcer (« Écrire, disait Blanchot, c'est se livrer à la fascination de l'absence de temps ») ; le thème corollaire de l'écoulement tragique du temps qui fait toute la dramaturgie existentielle ; le désir parallèle de recréer les images du passé en les mêlant dans un baroquisme particulièrement poussé (ce qui, à tort à mon avis, a poussé certains à reprocher un intellectualisme à Thinès là où il y a poésie et concept) ; enfin, la fascination constante pour la musique qui, traversant le temps et les Babel langagiers, apparaît comme le message humain le plus universel.
Je conclus ce bref hommage par le rappel d’une anecdote. À une époque, nous nous rencontrions régulièrement, à table, avec nos amis de l’Arbre à Paroles, à Amay, avec Francis Tessa, Francis Chenot et André Doms, et il arrivait quelquefois que Tessa et Thinès nous réjouissent par leurs conversations en latin qui n’était pas, malgré l’endroit, du latin de cuisine, croyez-moi ! Au détour d’un propos, Georges me glissa : « Le temps, tu vois, mon vieux, c’est mon père qui me l’a fait découvrir, en m’emmenant dans les galeries d’un charbonnage ; me désignant les veines du charbon, il me dit : “ Regarde Georges, ce n’est pas seulement du charbon, du combustible, mais du temps stratifié, l’histoire de la vie, l’histoire du monde… ” Et c’est cela qui, par le choc d’une prise de conscience, a décidé de ce que je voulais faire de ma vie. »
Georges Thinès est l’exemple même d’une personnalité qui a fait de sa vie un destin, qu’il nous appartient aujourd’hui, maintenant qu’il est entré dans une autre vie et dans l’histoire du temps, de comprendre et d’aimer à travers l’œuvre exemplaire qu’il nous a confiée.
Éric Brogniet
Directeur de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique 2016 |