BiographieNé le 5 septembre 1920 à Schaerbeek, d’un père brabançon, militant de gauche, et d’une mère croyante, de filiation lorraine et galloise, Jean Tordeur éprouve le premier choc spirituel de sa vie lorsqu’il est confié, à l’âge de neuf ans, aux bénédictins de l’abbaye Saint-André, près de Bruges. Cette institution, où séjournèrent en leur temps Claudel, Maritain et Henri Ghéon, l’imprègne profondément. C’est sans doute au cours de ces années que Tordeur prit la mesure, à la fois, de l’emprise de la nature et de la puissance de l’aspiration métaphysique.
Il doit s’éloigner de ce lieu, initiatique par excellence, à la mort de son père, alors qu’il n’est âgé que de quatorze ans, et aborder, brutalement et précocement les exigences de la vie réelle. Mais la poésie, déjà, lui avait ouvert la voie : non celle d’une échappée des contingences, mais celle d’une intégration dans une vision globale, où le sacré et le profane coexistent et s’étayent l’un l’autre ou, plus exactement, s’interpénètrent.
L’apprentissage, au fil des métiers, sera rude. Il passera par des fonctions administratives, aussi multiples que modestes, avant de s’orienter, dès 1945, vers la profession qu’il exercera, à quelques exceptions près, quarante ans durant : celle de journaliste. Un premier recueil, Éveil, parut en 1941 et Maurice Carême tiendra à préfacer ce coup d’envoi d’un nouveau venu de vingt et un ans.
Ce sont ses premiers textes suivis, en 1947, de Prière de l’attente qui suscitent l’attention d’autres passionnés de poésie, et, d’abord, celle de Pierre-Louis Flouquet, sur celui qui obtiendra le premier prix des Poètes catholiques de l’après-guerre.
Réfléchi, introverti, Tordeur n’est pas un solitaire. Son écriture sera stimulée par la rencontre de quelques aînés, au premier rang desquels il faut citer Norge et Roger Bodart, et par la complicité de compagnons fraternels comme Jean Mogin ou Charles Bertin avec lesquels il partage une conception ambitieuse et altière de la poésie.
Deux livres, La Corde (1949) puis Le Vif (1955), lui permettent d’ajuster une prosodie et une lecture du monde où la virtuosité et la vivacité des formes épousent une interrogation de fond, celle des risques que la modernité prend en rompant avec quelques ancrages anciens. La lecture d’un auteur majeur va d’ailleurs l’aider à mettre au point l’esthétique que suppose un tel enjeu : T. S. Eliot, à qui il a consacré un essai, À la rencontre de Thomas Stearns Eliot, un classique vivant (1946), qui est également une réflexion sur ses propres questionnements.
Avec Conservateur des charges (1964), qui lui vaut le prix triennal de poésie, Tordeur a donné un livre bilan où se concentre une pensée, s’affirme un ton et se déploient en cinq temps, qu’on pourrait appeler stations, un chemin de foi et de doute, une quête de l’espérance et de la jouissance et le constat de la perte inéluctable, mais pleinement assumée. Chaque poème allie densité et fluidité, tout en affrontant la superficialité trompeuse du siècle et en avouant cet affairement qui court à l’action et s’agite dans l’urgence des choses dont parle Maurice Blanchot. Un livre repère dont les urgences se sont avérées, depuis sa parution, à maints égards visionnaires.
Cette poésie rayonne d’une tonalité apocalyptique et la voix se veut prophétique. Le livre s’offre à nous tel un miroir brisé, celui de la vérité ici aperçue, et ses morceaux laissent passer, à travers leur écart, un univers qui provient de derrière le miroir. Mais, dans chaque poème autant que dans l’ensemble, le lecteur pressent une profonde unité, celle d’un fond ou arrière-plan qui contraste avec la diffraction de surface du texte. Cette transcendance immanente aux poèmes vise un «Ailleurs», un au-delà du visible, et le poète fait la révélation qu’il a «vu» cette réalité ultime, plus vraie que celle du monde.
Le journalisme a de plus en plus requis Tordeur, surtout à partir du moment où, en 1956, il est entré à la rédaction du quotidien Le Soir dont il créera, quinze ans plus tard, le service culturel en y ouvrant une page littéraire qui fera date. Dans les pages de ce journal, mais aussi sous forme de préfaces, d’études ou de discours prononcés à l’Académie, où il est élu le 9 mars 1974, à la succession de Roger Bodart, avant d’en devenir le secrétaire perpétuel de 1989 à 1995, il va disséminer une œuvre d’essayiste et de critique scrupuleux et pénétrant, soucieux de scruter au plus près les nervures des textes qu’il commente. Tordeur fut un éminent critique, un authentique penseur de la Littérature, animé d’une inquiétude et d’un questionnement existentiel dans lequel vacillaient évidences et certitudes.
Dans le cadre de son mandat de secrétaire perpétuel (1989-1995), il contribuera à inscrire clairement l’Académie dans la Communauté française de Belgique tout en prenant l’initiative d’un important programme d’éditions et d’utiles rééditions.
Ses œuvres complètes paraîtront à Paris en l’an 2000 aux éditions La Différence : on y trouve des poèmes inédits, postérieurs au Conservateur des charges, sous le titre d’Antoine au désert.
Essentiellement axée sur la poésie, son oeuvre et son action sont tout entières irriguées par elle. Les incursions qu’il fit dans la forme dramatique (les oratorios Lazare, 1949 et Europe qui t’appelles Mémoire, 1959), sa considérable activité critique consacrée, pour une part majeure, à l’analyse de la démarche d’autres poètes, mais aussi ses interventions d’homme d’idées et d’action sont marquées de ce sceau qui peut, dès lors, le définir sous toutes ses facettes : celui d’un méditatif combattant au nom d’une vision qui relève d’une lecture poétique du monde.
Jean Tordeur est mort le 27 janvier 2010. – Jacques De Decker et Philippe Lekeuche
Bibliographie
- Éveil, Bruxelles, 1941.
- Prière de l'attente, poésie, Tournai, Casterman, 1946.
- À la rencontre de Thomas Stearns Eliot, un classique vivant, essai, Bruxelles, La Sixaine, 1946.
- Lazare, oratorio, Dison, Le Plomb qui fond, 1949.
- La Corde suivi de Lazare, poésie, Dison, Le Plomb qui fond, 1949.
- Le Vif, poésie, Les Lettres, Paris, 1955.
- Europe qui t'appelles Mémoire, oratorio, Paris, Les Lettres, 1959.
- Conservateur des charges, poésie, Paris, Pierre Seghers, 1964.
- «Vie et uvre de Suzanne Lilar», dans Suzanne Lilar, Journal de l'analogiste, Paris, Grasset, 1979.
- L'Air des Lettres, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2000.
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