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Lauréat :
Jacques Vandenschrick pour Tant suivre les fuyards (Cheyne, 2022).
Jury :
Éric Brogniet, Philippe Lekeuche, François Emmanuel, Yves Namur, Gabriel Ringlet.
Autres finalistes :
Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard
Luc Baba, Vesdre, L’arbre à paroles
Colette Nys-Mazure, À main levée, Ad Solem
Jean-Pierre Otte, Sur les chemins de non-retour, Corlevour.
Extrait de l'argumentaire du jury :
Dans son dernier recueil de poèmes, Tant suivre les fuyards (Cheyne, 2022), Jacques Vandenschrick, né en 1943, poursuit une œuvre poétique exigeante, menée avec discrétion depuis Vers l’élégie obscure, paru chez le même et unique éditeur en 1986. Quasi tous les titres de son œuvre font explicitement référence à une spatialité et à une temporalité marquées par la notion d’écart : Livrés aux géographes, Traversant les assombries, Avec l’écarté, En qui n’oublie, Demeure en la demande et jusqu’à ce tout récent Tant suivre les fuyards en sont des exemples. Qu’est-ce que cela dit sur le sens profond de ce travail d’écriture? Le poète considère-t-il comme Marcel Proust que tout grand livre est écrit en une langue étrangère? Comme ce fut le cas pour André Du Bouchet, l’acte de prendre la parole ne se fit-il aussi pour Vandenschrick qu’à la suite d’une forme originelle de sidération ou de perte? Il s’en explique dans États provisoires du poème II :
Je me demande parfois ce que la confusion d’un moment de cet ordre peut bien m’avoir appris sur la poésie, sur son sens, sur le goût de dire, sur le devoir de se forcer à travailler le dire, sur le secours de la parole quand elle arrive à revenir du silence...[1]
Comme Zacharie frappé de mutité par l’annonce divine de sa future paternité, le poète ne recouvre la parole qu’à partir d’un choc initial. C’est dans un obscur noyau de silence que réside ce qui donne naissance au poème. Jean-Baptiste Pontalis a écrit à propos de la question de l’énigme de l’image une conclusion qui rejoint celle des travaux d’Henri Maldiney. Elle constitue pour le poète d’aujourd’hui un fondement pour la réflexion sur la nature de son art :
Pour entendre, pour dire, il faut tout à la fois que l’image, dans sa présence obnubilante, s’efface et qu’elle demeure dans son absence. L’invisible n’est pas la négation du visible : il est en lui, il le hante, il est son horizon et son commencement. Quand la perte est dans la vue, elle cesse d’être un deuil sans fin[2].
La conscience de l’écart est donc fondamentale :
Nous pouvons admettre qu’il n’a jamais existé pour de bon, cet avant. […] Nous voulons bien concéder que nous n’avons pas connu de terre natale et qu’aucune mémoire ne saurait donc nous la faire rejoindre; que nous ne toucherons pas non plus de terre promise et qu’aucune allégeance ne peut nous y faire aborder. Pourtant la certitude d’une chose sans nom nous accompagne[3].
Le poème n’est donc pas un moyen de réinvestir, comme certains l’ont cru, un paradis perdu : au contraire il nous engage à l’inconnu. Le poème est le lieu non pas d’une fixation, mais d’un perpétuel nomadisme. D’une réparation peut-être. Les figures récurrentes dans l’œuvre du poète que sont le fuyard, l’exilé, l’étranger, le réfugié, l’errant, le disparu ou le mort déclinent toutes les nuances d’une condition existentielle et spirituelle de l’Homme :
Si mon rapport au langage est aujourd’hui – et passionnément – un rapport à la langue française, je ne puis m’empêcher de repenser très souvent au fait que ma langue maternelle, celle que ma mère m’a apprise, l’inflexible syntaxe à laquelle je continue de devoir plier mes poèmes, n’était pas la langue maternelle «d’origine» de ma mère; et l’anecdote pourtant banale – puisqu’elle est le lot de tant de vrais déracinés – m’a toujours paru lourde d’un sens obscur sur le rapport que le fait d’écrire entretient avec le réel. Le poète serait-il, lorsqu’il parle, un muet qui s’est réveillé «d’avoir perdu sa langue», sa «vraie première langue»?[4]
Tout le propos de l’œuvre poétique de Vandenschrick se situe là : une appréhension de la réalité et du monde — son écriture et ses images sont sensibles et sensuelles, nullement désincarnées — et un élan vers un réel supérieur. Le poème y est le véhicule d’une approche de l’Être. Les figures de la femme, de la jeune fille et de l’errant, du frère et de l’outrage, de la blessure et du pardon y occupent une place centrale.
Comme nous, pèlerins de ce qui ne veut rien dire, qui rêvons de ce qui n’existe pas, qui jetons du sel sur les pages, le maître injuste savait-il ce que les larmes acceptent d’avouer ? […]
– Éric Brogniet
[1] États provisoires du poème II, Ouvrage collectif. Chambon-sur-Lignon : Cheyne éditeur; Reims : La Comédie de Reims, 2000.
[2] Jean-Baptiste PONTALIS, Perdre de vue. Paris : Gallimard, coll. Folio-Essais, 2002. p. 351.
[3] Ibidem, op. cit.
[4] États provisoires du poème II, Ouvrage collectif. Chambon-sur-Lignon : Cheyne éditeur; Reims : La Comédie de Reims, 2000.
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