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Lauréat :
Patrick Chamoiseau pour son roman La Matière de l’absence (Seuil, 2016).
Jury :
Éric Brogniet, Jacques De Decker et Jean-Philippe Toussaint.
Extrait de l'argumentaire du jury :
Ce qui aurait dû être le bouquet final de cette proclamation ne pourra malheureusement pas se concrétiser. Notre prix international Nessim Habif, la plus prestigieuse de nos distinctions, qui compte à son palmarès tant Anne Hébert qu’Andrée Chedid, Philippe Jaccottet que René Depestre, Boualem Sansal que Bertil Galland, ne pourra être remis en mains propres à son lauréat de cette année. Patrick Chamoiseau nous a en effet signifié qu’à son grand regret, les moyens de transports — c’est bien là un des paradoxes de notre époque hyper-connectée — ne lui permettraient pas de nous rejoindre aujourd’hui. Auteur d’un superbe roman paru il y a peu aux éditions du Seuil, et pour lequel nous tenions à le couronner, Matière de l’absence, il est donc devenu pour nous lui-même une sorte de « matière de l’absence ». Éric Brogniet, membre du jury, et principal champion du lauréat de cette année, a défini superbement ce maître-livre. Chamoiseau y fait , dit-il, « de la mort de sa mère le point de départ d’une plongée dans l’histoire encore méconnue des Antilles, de leur genèse, de leurs rituels, de leurs modes de vie, qui remontent aux origines de l’humanité, celles qui ont façonné un peuple pluri-ethnique, dont la seconde naissance a lieu lors de la sortie de cale du bateau négrier, comme Jonas expulsé du ventre de la baleine ». L’engagement de Chamoiseau est l’un des plus essentiels d’aujourd’hui. Porté par une langue d’un lyrisme submergeant, son discours s’éloigne du narratif, au profit d’un investissement plus délibérément langagier. Dans un entretien avec l’Express, il y a cinq ans, il déclarait : « L’objet de la littérature n’est plus de raconter des histoires. J’ai l’impression de m’éloigner du pur récit. (…) Une œuvre doit partir de l’impossible, sinon c’est une perte de temps. » Nous verrons, à écouter deux passages de ce véritable torrent romanesque, que Chamoiseau est demeuré ce conteur exceptionnel qui s’était vu décerner, pour son troisième roman, Texaco; le prix Goncourt il y a déjà vingt-cinq ans, en 1992. Sa situation politique, ethnique, culturelle et linguistique particulière entraîne que pour lui, selon Éric Brogniet, l’identité et donc le rapport à l’autre, en un contexte de mondialisation qui s’est accéléré depuis les année 60, avec l’apparition de l’information télévisuelle et plus encore, de nos jours, d’Internet, est une question sinon « la » question centrale de la modernité ». Modernité, soit dit en passant, dont Baudelaire disait déjà, comme la rappelle toujours notre confrère : « Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. »
Nous aurions aimé, autant que vous, faire éclairer ces pages par celui qui les a composées. Sur sa proposition, nous l’inviterons à Bruxelles dans les mois qui viennent, nous nous y employons en collaboration avec Pen club Belgique. En attendant, redonnons la parole à Éric Brogniet qui aurait conclu son éloge en ces termes : « Le mérite de Chamoiseau est de nous offrir une lecture de la singularité de l’identité créole comme symptomatique et emblématique de la condition de l’homme post-moderne , celui dont l’En-ville s’appelle Internet ou le Cloud et dont le destin est un nouveau nomadisme : migratoire certes mais aussi intérieur, par manque de repères spirituels ou au contraire d’un appel du refoulé mortifère : racisme, intégrismes de tout bord, capitalisme devenu fou ; un homme post-moderne rescapé des génocides, comme le déporté africain de la cale du bateau négrier, un homme post-moderne sans domicile fixe dans un monde devenu une île aux ressources de plus en plus limitées. »
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