À propos du livre
Helléniste de première force, traductrice et biographe des grands classiques, Marie Delcourt, éminent professeur à l'Université de Liège, était une chercheuse de haut niveau hantée par le souci de communiquer son savoir. C'est ainsi qu'excellente cuisinière, elle tint à publier un manuel culinaire à l'usage des femmes exerçant des professions particulièrement absorbantes, souvent intellectuelles.
Dans le même esprit, elle accéda à la demande du quotidien Le Soir qui, à deux reprises, à la veille de la seconde guerre mondiale, puis de 1960 à 1970, lui confia la rédaction d'éditoriaux d'intérêt général. Le journal, signe qu'il les portait en grande estime, les publiait en première page, comme autant de rappels discrets à l'essentiel.
Discrets parce que l'érudite, attentive à la «politesse du style», n'aimait pas les grandes phrases ni les mots compliqués. Essentiel parce que «l'autre regard» de Marie Delcourt était légèrement ironique et porteur de significations plus fondamentales.
Michel Grodent a sélectionné parmi ces textes ceux qui ont le mieux résisté aux atteintes du temps. De fait, certains d'entre eux semblent avoir été écrits aujourd'hui même. Proches et en même temps distanciés, on y sent, sous la chroniqueuse, la philosophie qui fait feu de tout bois.
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Lire un extrait
Voici deux cents ans que Napoléon est né, trois cents que Rembrandt est mort. Un demi millénaire nous sépare de la naissance d'Erasme.
À vrai dire, l'on sait exactement qu'il est né à Rotterdam dans la nuit du 27 au 28 octobre, mais l'année n'est pas sûre. Il a fait à plusieurs reprises des allusions à son âge : il est impossible de les faire concorder. On a longtemps adopté 1446 comme la date la plus probable. On penche, à présent, pour 1469, ce qui donnerait à Erasme neuf ans de plus qu'à Thomas More, quatorze de plus qu'à Luther ; Rabelais serait son cadet d'environ vingt-cinq ans.
Il était un enfant naturel, ce qui moralement et matériellement, pesa sur toute sa vie. De ses parents, qui appartenaient tous les deux à la bourgeoisie, nous connaissons seulement les prénoms, Gérard, Marguerite. Cela se passait à une époque où les noms de famille n'avaient pas encore la même importance qu'à présent. Beaucoup de personnes n'étaient connues que par leur prénom joint à celui de leur père. Erasme lui-même, dans sa correspondance, emploie peu les noms de famille; il désigne les personnages importants par leur titre, les autres par un simple prénom. À partir de 1506, il signa invariablement Erasme de Rotterdam, se désignant ainsi du nom de sa ville natale, laquelle ne joua aucun rôle dans sa vie. Ce n'était, à cette époque, qu'un gros bourg du comté de Hollande, sans grande importance en comparaison de Dordrecht, Haarlem, Leyde, surtout Amsterdam, qui se développait rapidement.
Son prêtre fut prêtre. C'est pour cela, semble-t-il, qu'il n'avait pu épouser Marguerite, de qui il avait eu, avant Erasme, un autre fils, Pierre. Quand Erasme parle de son âge, c'est presque toujours pour se vieillir. Peut-être y a-t-il là un calcul : il plaçait ainsi sa naissance avant le moment où son père revêtit la prêtrise. Il faut dire que peu d'hommes avaient moins que lui le sens des dates : presque toutes celles qu'il donne, même celles qui ne le concernent pas, sont inexactes. Dès 1530, il se dit accablé par le fardeau de la vieillesse. Il met certainement une certaine coquetterie à parler de ses forces déclinantes alors que sans cesse paraissaient de lui ses écrits qui attestaient la constante et redoutable vigueur de son esprit. Sa santé, du reste, avait toujours été fragile et, lorsqu'il mourut, en 1536, ce fut après une longue période de souffrances ; son travail, qu'il n'interrompit jamais deux écrits de lui furent imprimés dans cette dernière année lui était un supplice. Sa belle main déformée par de douloureux rhumatismes pouvait à peine tenir la plume. Le seul remède qui le soulageât (peut-être un peu trop souvent) était le vin de Bourgogne. Sa mère était fille de médecin. Gérard était un homme instruit, qui copia quantité de manuscrits. Il mourut trop jeune pour voir des imprimeries s'installer dans bien des villes des Pays-Bas et les presses enlever beaucoup de son importance au métier de copiste. Peu d'hommes de ce temps devaient donner aux typographes autant d'ouvrages qu'Erasme. On aimerait savoir ce qu'il éprouva lorsqu'il vit et tint dans ses mains, pour la première fois, un livre imprimé.
Avec son frère, il apprit le rudiment à l'école de Gouda, puis à Deventer, où il entendit une leçon du grand humaniste Rodolphe Agricola, qui lui fit grande impression. Quel âge avait-il à cette époque ? Entre quatorze et dix-sept ans ? Marguerite mourut en 1483, Gérard peu après. Les orphelins furent confiés à des parents qui les spolièrent et leur enlevèrent notamment, semble-t-il, le bénéfice des manuscrits copiés par Gérard. C'est du moins ce qu'Erasme dit plus tard, romançant peut-être le mauvais souvenir que lui avait laissé sa triste jeunesse. Et la méfiance n'était pas son moindre défaut. Les tuteurs mirent tout en uvre pour pousser leurs pupilles au cloître.
(Extrait de Naissance d'Erasme, 28 octobre 1969.)
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