À propos du livre (texte de l'Avant-propos)
Je n'ai pas connu Fernand Crommelynck, je n'ai pas été envoûtée par l'étincellement de son expression et la magie de son verbe. La dimension physique manque donc au portrait que j'ai essayé d'en tracer.
Il avait, m'affirme son frère, des yeux bleus, mais un regard rouge : celui des artistes éperdument épris de leur métier.
Je n'ai pas éprouvé la joie de contempler ses mains, ses doigts en forme de lyre dont Lugné-Poe disait qu'il les avait entendus chanter.
Le mot fascinant vient à l'esprit en pensant à ce que devait être sa vivante personnalité.
Mais l'objectivité qu'exige l'examen d'une oeuvre complexe doit peut-être se payer du prix de cette absence. Je n'y ai du reste pas beaucoup pensé en écrivant ce livre.
L'important, en effet, était d'offrir au lecteur ce qui n'existait pas encore: une biographie de l'auteur du Cocu magnifique, une étude sur l'évolution de son théâtre, sur la spécificité de ses thèmes et de son langage.
Une analyse psychologique des personnages de Crommelynck était aussi indispensable. De ceux, surtout, qui sont dépeints en état de crise aiguë. Car ce théâtre est, par excellence, celui du paroxysme. D'un paroxysme qui n'est ni l'excitation mystico-sensuelle de Ghelderode, ni la négation désespéramment frénétique de Beckett, mais la caricature exacerbée des visages que défigure l'excès d'une passion.
Bien d'autres aspects de l'écrivain auraient encore pu être mis à jour.
Délibérément, je me suis refusée à entrer, comme d'autres critiques littéraires l'eussent fait, imprudemment sans doute, dans l'étude psychanalytique des héros. Ce travail, qui demande une formation particulière, a d'ailleurs été en grande partie accompli par Heinrich Racker et Gisèle Feal cités dans cet ouvrage.
Il est aussi des questions que je n'ai pu développer. J'aurais aimé faire apparaître les éléments de la dramaturgie de Crommelynck, dénombrer et préciser les diverses situations de ses farces tragi-comiques; ou m'étendre, plus longuement que je ne l'ai fait, sur les influences dont l'écrivain fut marqué et sur celles qu'il a exercées.
Mais comment épuiser tant de sujets dans les limites qu'implique fatalement l'espace d'un volume?
Pour ceux qui viendront et pour moi-même, il reste donc beaucoup de chemins à parcourir dans un domaine jusqu'ici peu exploité. Modeste fanal qui tente d'en révéler les recoins les plus ignorés, celui que j'allume aujourd'hui précède une longue série d'éclairages approfondis qui nous seront bientôt proposés. En attestent de nombreux messages qui m'arrivent régulièrement. Lettres et publications dont il faut se réjouir puisqu'elles achèveront de mettre le dramaturge en lumière à la place qui lui revient, celle que lui avaient d'ail-leurs assignée de longue date Bernard Shaw et Henry Miller, Colette, Mauriac et Picasso : l'une des premières dans le théâtre de ce temps.
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Lire un extrait
Début du CHAPITRE 1 : De l'enfance à l'adolescence
1. Montmartre et Laeken
Les Crommelynck, dont le nom s'écrivait autrefois avec i, sont originaires de la Picardie.
La plupart d'entre eux émigrèrent en Hollande, en Angleterre et en Écosse où ils adoptèrent la religion protestante et se firent marchands de toile. L'une des branches de la famille s'établit toutefois dans le Courtraisis, celle qui a donné naissance au grand-père de Fernand, Albert Crommelynck. Âgé de plus de cinquante ans, il épousa une Française, Amélie Bourguignon (née en 1838).
La jeune fille voulait entrer au Conservatoire de Bruxelles. Pour l'en empêcher, ses parents la marièrent bien vite à un homme de tout repos.
De leur union, naquirent deux enfants : Gustave (1859-1919) qui allait devenir le père de l'écrivain et Fernand, son cadet, qui sera acteur. Amélie ne se remit jamais de cette naissance. Elle mourut le 6 novembre 1862.
Les grands-parents maternels élevèrent les deux garçons.
Quand l'aîné, âgé de seize ans, annonça qu'il avait l'intention de monter sur les planches, ils s'y opposèrent comme ils l'avaient fait pour leur fille.
Changeant son fusil d'épaule, c'est le cas de le dire, Gustave entra alors au régiment des guides. Mais il déserta bientôt pour se rendre à Paris.
La vocation contrariée de leur fille et de leur petit-fils semble avoir inspiré des remords aux Bourguignon. Plus tard, ils per-mettront à leur deuxième petit-fils, Fernand, d'entrer au Conservatoire. L'oncle du dramaturge saura tirer parti de ses études, puisqu'il deviendra un comédien réputé, engagé à l'Alcazar et à la Scala. Il ira même jusqu'en Russie jouer devant le Tzar.
À Paris, Gustave gagne sa vie comme il le peut, en faisant de la figuration ou en chantant dans les rues (les «cours», disait-on à l'époque) et les cafés-concerts.
Des petits rôles lui sont confiés dans les théâtres des environs de Paris et à Montmartre. C'est là qu'il s'éprend d'une jeune fille dont la chambre est voisine de la sienne. Elle deviendra sa femme.
Philomène Juget a vu le jour au village de Bons-Saint-Didier, le 22 mai 1860, au moment où la Savoie devient française.
Les Juget sont nombreux dans le pays. On ne les distingue les uns des autres que par des indications des lieux où se trouvent leurs demeures. Ceux qui nous intéressent sont surnommés les Juget de «moachons»; ce terme patoisant désigne des restes de blé, mis en tas non loin des maisons.
La mère de Philomène, Cécile Mauris, était, paraît-il, d'origine sarrasine par sa grand-mère, Claudine Crétallaz. Cela est possible. Le père, Marie Juget, était laboureur. Il quitta Bons-Saint-Didier pour devenir l'intendant de Bazaine, à Prégny, au nord de Genève, puis celui d'un certain Mac Culloch, un Écossais, qui avait racheté la propriété du général.
La petite Juget est élevée avec le fils de Mac Culloch, ensuite dans un couvent de Genève où la Supérieure remarque son excellente façon de rédiger. Au point qu'elle lui conseille d'être institutrice.
Sur ces entrefaites, le père Juget meurt. Philomène doit gagner sa vie. Elle apprend la couture, puis vient s'installer à Paris où elle épouse Gustave Crommelynck, le 4 août 1887.
Ils eurent huit enfants dont deux, les cadets, sont nés à Bruxelles : Suzanne, à Laeken, rue du Champ-de-l'Église (1893-1977) et Albert, rue du Jardinier, à Molenbeek (1902).
Ce dernier allait devenir un peintre en renom. La vigueur de sa technique et l'esprit de synthèse que reflètent ses visages, en ont fait l'un de nos premiers portraitistes.
Des six filles qu'a eues le ménage, cinq ont vu le jour à Paris : Amélie, rue Ambroise Paré (1885-1935), Germaine, rue Eugène Sue (1887-1889), Cécile (qui ne vécut que quelques mois de l'année 1888), Thérèse (1889-1975) et Joséphine-Marie (dite Jeanne), rue du Roi d'Alger (1891-1894).
Fernand est venu au monde au 9, rue Eugène Sue dans le XVIIIe arrondissement, le 19 novembre 1886, à six heures du matin et non à Bruxelles, en 1885 ou en 1888, comme l'affirment certains historiens de la littérature. Ses parents légalisèrent leur union un peu plus de huit mois après sa naissance.
Le fragment d'un texte peu connu de l'écrivain évoque l'endroit où il vit le jour : «Montmartre, cette butte où je suis né, y ai-je assez vagabondé, de la rue du Roi-d'Alger à l'école communale de la rue Ferdinand-Flocon, du Tertre au Théâtre Montmartre, où mon père jouait le mélodrame, usant mes culottes en glissades sur les rampes d'escalier de la rue du Mont-Cenis! Ces rues, autrefois obscures, bondées d'interminables palissades couvertes de graffiti, hantées des mauvais garçons et des filles, coupées et recoupées, entre les jardinets, de cachettes et de recoins fourmillant de dangers sans doute imaginaires, ces rues, je ne les retrouverais plus sur place, mais je les reconnais toutes dans les toiles d'Utrillo.»
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