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Charles-Joseph de Ligne : Mes deux conversations avec Jean-Jacques
[fin juin 1770]
Lorsque Jean-Jacques Rousseau revint de son exil j'allai le relancer dans son grenier, rue Plâtrière. Je ne savais pas encore, en montant l'escalier, comment je m'y prendrais pour l'aborder; mais, accoutumé à me laisser aller à mon instinct, qui m'a toujours mieux servi que la réflexion, j'entrai, et parus me tromper. Qu'est-ce que c'est? me dit Jean-Jacques. Je lui répondis : Monsieur, pardonnez. Je cherchais M. Rousseau de Toulouse. Je ne suis, me dit-il, que Rousseau de Genève Ah oui, lui dis-je, ce grand herboriseur ! je le vois bien. Ah mon Dieu! que d'herbes et de gros livres! Ils valent mieux que tous ceux qu'on écrit.
Rousseau sourit presque, et me fit voir peut-être sa pervenche, que je n'ai pas l'honneur de connaître, et tout ce qu'il y avait entre chaque feuillet de ses in-folio. Je fis semblant d'admirer ce recueil très peu intéressant, et le plus commun du monde; il se remit à son travail, sur lequel il avait le nez et les lunettes, et le continua sans me regarder. Je lui demandai pardon de mon étourderie et je le priai de me dire la demeure de M. Rousseau de Toulouse; mais, de peur qu'il ne me l'apprît et que tout fût dit, j'ajoutai : «Est-il vrai que vous soyez si habile pour copier la musique?» Il alla me chercher des petits livres, en long, et me dit : «Voyez comme cela est propre!» Et il se mit à parler de la difficulté de ce travail, de son talent en ce genre, comme Sganarelle de celui de faire des fagots. Le respect que m'inspirait un homme comme celui-là, m'avait fait sentir une sorte de tremblement en ouvrant sa porte, et m'empêcha de me livrer davantage à une conversation qui aurait eu l'air d'une mystification si elle avait duré plus longtemps. Je n'en voulais que ce qu'il me fallait pour une espèce de passeport ou billet d'entrée, et je lui dis que je croyais pourtant qu'il n'avait pris ces deux genres d'occupation servile, que pour éteindre le feu de sa brûlante imagination. Hélas! me dit-il, les autres occupations que je me donnais pour m'instruire et instruire les autres, ne m'ont fait que trop de mal. Je lui dis après, la seule chose sur laquelle j'étais de son avis dans tous ses ouvrages, c'est que je croyais comme lui au danger de certaines connaissances historiques et littéraires, si l'on n'a pas un esprit sain pour les juger. Il quitta dans l'instant sa musique, sa pervenche et ses lunettes, entra dans des détails supérieurs peut-être à tout ce qu'il avait écrit, et parcourut toutes les nuances de ses idées avec une justesse qu'il perdait quelquefois dans la solitude, à force de méditer et d'écrire; ensuite, il s'écria plusieurs fois : Les hommes! Les hommes!
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