À propos du livre
Marcel Lobet a laissé une uvre diverse, où la critique occupe cependant une place prépondérante, même si un roman d'inspiration initiatique (Nathanaël ou le journal d'un Templier) la domine. Cet écrivain réfléchi, qui exerça aussi une vaste activité journalistique, était préoccupé par de profondes interrogations philosophiques et religieuses et tenait un journal. Son fils, le cinéaste Marc Lobet, en a établi l'édition à l'occasion du centenaire de la naissance de l'auteur de ses jours. Nous publions en ligne, sous le titre Icare laboureur, ces écrits intimes rédigés de 1962 à 1986
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Lire un extrait
23 janvier 1962. Ce que je tiens pour essentiel dans la vie intérieure : le sens de l'absolu.
27 janvier 1962. Au fond, je reste aussi farouche et aussi misanthrope qu'il y a vingt ans. Même les obligations de l'amitié me sont des contraintes.
Je me replie trop volontiers sur moi-même pour me croire guéri de ma timidité, de ma sauvagerie.
29 janvier 1962. Depuis trente ans, j'ai entrepris maintes fois de tenir mon journal. Je ne suis jamais parvenu à m'y tenir avec constance. Ou bien j'ai détruit ces pages accumulées pendant des années. Tantôt elles étaient trop intimes, tantôt elles marquaient une discordance béante entre le passé et le présent. J'étais forcé de me désavouer, et le désaveu appelait la destruction de ces témoignages inutiles. En sera-t-il de même, cette fois encore ? J'ai mûri, j'ai vieilli, j'ai souffert. Je me sens plus libre aussi, libéré des préjugés et des contraintes.
11 février 1962. Tous les livres sur la psychanalyse me déçoivent. Je déteste le jargon scientifique quand il s’applique à l’amour ou à l’érotisme. Au reste j’ai, depuis mon enfance, une profonde horreur de l’abstrait. Plus sensuel que cérébral, ma sensibilité m’éloigne de tout rationalisme.
17 février 1962. Accepté de faire une conférence à Louvain sur la confession littéraire, parce qu’il s’agit d’un jeune auditoire. Les plus de trente ans ne m’intéressent pas. Ils sont déjà marqués par tout ce que je fuis : le contentement de soi, la vanité creuse, le faux savoir, l’ennui des médiocres.
6 mars 1962. En ce Mardi gras, besoin de solitude et de silence. Non par réaction. Je conçois que l’on s’amuse, que l’on s’étourdisse pour échapper à l’absurdité. L’absurde est dans l’homme, non dans le monde. Je m’efforce d’être cohérent, fidèle au meilleur de moi-même, mais je connais la tentation de l’incohérence.
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Je suis sur le chemin de crête. Je n’ai pas encore opté pour la sagesse.
Je me déprends lentement. Dans mon corps alourdi, le cur est toujours aussi prompt à s’émerveiller, à s’ouvrir. Sous mes airs indifférents, comme je reste sensible ! Un sourire suffit à illuminer ma journée, et je continue à m’imposer de petites corvées pour ne pas décevoir une attente. J’ai beau vouloir me durcir, me bronzer : je reste vulnérable.
18 mars 1962. Pessimisme, indifférence au présent, attendrissement sur le passé, inertie spirituelle, faim intellectuelle artificiellement entretenue : tout cela se mêle en moi au fil des jours. C’est un phénomène d’introversion qui confine à l’irréalisme. Je ne m’intéresse au monde extérieur que dans la mesure où je dois veiller à préserver ma solitude.
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Aujourd’hui, je suis un apatride dans cette vie de journaliste où je suis paradoxalement contraint de feindre une sorte d’engagement professionnel, alors que je me moque intérieurement de la comédie humaine, de cette farce quotidienne où s’agitent les grotesques qui m’entourent : ils ont besoin de jouer un rôle, de donner de la voix (pour se prouver à eux-mêmes qu’ils existent), de recueillir des applaudissements.
28 mars 1962. La consolation par l’écriture ? Je la connais encore, par intermittences. Mais où est le livre écrit avec amour, répondant à ma nature profonde ? C’est Nocturnes que je n’ai pu achever, parce que j’étais harcelé par le travail. Romancier, je serais écartelé entre l’érotisme et l’édification instinctive. Car l’instinct du surnaturel est aussi puissant en moi que l’instinct sexuel. L’un et l’autre me torturent.
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J'ai l'idée d'une sorte de conte philosophique opposant deux personnages jeunes et beaux, pleinement doués pour l’amour. L’un serait cet Archibald auquel j’ai déjà essayé de donner corps. C’est le Nordique, l’homme contraint de vivre dans un climat tempéré (symbole de la mesure, du conformisme un peu puritain). L’autre, c’est Anacharsis le Grec, l’apollinien, l’homme du soleil, aux goûts naturistes dont la chair s’épanouit sans contrainte. Ces deux hommes sont en moi, luttant comme Jacob le fougueux et l’Ange de la mesure. C’est une partie de judo : le nerf de la cuisse, touché, réduit Jacob à l’impuissance. Quels symboles dans tout cela !
24 avril 1962. Je me détache de plus en plus du qu'en dira-t-on. Même une remarque désobligeante ne m'atteindrait plus comme il y a quelques mois encore. Je me durcis. C'est mauvais signe. Car j'en arrive à une insensibilité dangereuse pour mon entourage. En quelques mois, j'ai changé plus qu'en quatre ans. Le chagrin me mine lentement. C'est plus tragique qu'une douleur violente qu'on surmonte dans un sursaut de courage.
Ici c'est un effritement, une usure, une désagrégation. J'ai parfois le sentiment que je suis au bord de l'effondrement moral.
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