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Jamais on n'avait vu un aussi bel été. La mer n'avait pas connu de tempête. En arrivant à Wendune, je ne croyais pas aux rumeurs de guerre. Rien de tumultueux ne pouvait arriver par des jours d'une innocence aussi lactée. Pourtant, tout était fragile, extraordinairement fragile, de la fragilité miraculeuse des verres irisés trouvés intacts dans les tombes. Il me semble aujourd'hui que la transparence même de ces jours de juillet 1914 annonçait la guerre.
Une semaine après notre arrivée à Wendune, j'ai eu trente-cinq ans. J'attachais une grande importance à cette date. J'avais décidé de faire, ce jour-là, le bilan de ma vie. Je mettrais le point final à une sorte d'adolescence prolongée. Olivia, tante Émilie et même mon beau-frère Ernest seraient désormais obligés de me prendre au sérieux. Le naufrage du Snowdon dans le bas Escaut avait été un coup de chance. J'étais chargé des intérêts des affréteurs et j'avais, disait-on dans les milieux maritimes, brillamment réussi. Mon cabinet d'avocat allait maintenant se développer très vite. Déjà Ernest me parlait avec moins d'arrogance. Je m'attendais donc à une petite fête : dans la famille de ma femme, les anniversaires étaient célébrés avec autant de pompe que les enterrements. Les anniversaires de la tante Émilie étaient des sortes d'obsèques nationales. Ceux d'Olivier et d'Ernest comportaient un déjeuner de trois services et quatre vins. Comme je n'étais que le mari d'Olivia, on me fêtait par de modestes repas de cinquième ou sixième classe. Cette fois, je m'attendais à mieux, grâce au naufrage du Snowdon, et comme nous étions au bord de la mer, j'espérais un petit homard.
Mais, le 28 juillet, rien ne s'est passé. Rien.
Étrangement, depuis cet anniversaire oublié, chaque nuit, dès que les lumières s'éteignent, je me venge sur Olivia en la prenant avec brutalité. Viol auquel elle consent. Dès la troisième nuit, c'est elle qui vient à moi. J'entends sa respiration dans l'obscurité, comme celle d'une bête prise d'effroi et puis qui s'apaise. Mais si loin de moi que je ne sais si c'est elle ou la mer que j'entends respirer. Si loin et en même temps si près. Je ne dors pas après ce meurtre. Je me sens délivré. Étendu sur le dos, les yeux ouverts dans la nuit je n'y rencontre qu'une obscurité sans mystère, une obscurité plane , je sens le corps d'Olivia chaud encore de la bonne mort.
Dès les premières lueurs du jour, je cours à la fenêtre. La mer est couverte de brume. L'eau dort encore. La nuit se retire lentement vers l'ouest. Pas un souffle de vent. Je retiens ma respiration comme si j'étais suspendu au-dessus du vide. Tout cela est extraordinairement mystérieux. (Extrait de la nouvelle Le Vase de Delft)
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