À propos du livre
«L'historien de la linguistique est inévitablement confronté à l'un ou l'autre aspect de l'histoire de Babel; s'il ne peut en rendre compte, c'est que sa méthodologie est inadéquate.» Le présent recueil traite d'abord de quelques-unes de ces rencontres assignées par R. Wells à celui qui veut décrire le large mouvement par lequel la recherche sur le passé des langues s'est dégagée des schémas religieux. «Inséparable de la réflexion chrétienne, la pensée moderne naquit en son sein et ne la transforma que de l'intérieur» (J. Solé).
Sur la base de la Genèse s'était développée une lecture organisant le tableau des langues du monde. Le mythe de Babel y symbolisait d'une certaine manière la confusion régnant dans leur histoire, soumise à de perpétuelles «révolutions» par lesquelles celle-ci se dérobait à une investigation méthodique. L'hébreu constituait la matrice universelle de cette généalogie. On montre ici comment le privilège accordé à la langue sainte fit l'objet dès la Renaissance d'une contestation où s'investissaient divers nationalismes, des tensions religieuses ou économiques, et sans doute une part d'idéologie raciale dirigée contre la Révélation judaïque. Sur le fond d'un antagonisme entre Latino-catholiques et Réformés, un renversement des polarités occidentales porta au plus près de l'origine les parlers germaniques. Des correspondances entre ceux-ci et le perse invitèrent à chercher le berceau de l'Occident sur les bords japhétiques de la mer Noire, avant que Leibniz l'étende aux contreforts de l'Oural.
La recherche sur «l'harmonie des langues», jusqu'à un certain point annonciatrice de la linguistique historique et comparée du dix-neuvième siècle, modela le concept d'espace européen. Les parlers slaves ou finno-ougriens se trouvèrent volontiers relégués dans les marges de celui-ci, comme étrangers au dynamisme qui avait déterminé le parcours initiatique des peuples orientaux ayant suivi «la course du soleil» pour civiliser l'Occident. À côté de ce procès de délimitation de l'espace d'une culture commune, l'enquête en imaginait les éventuels prolongements au-delà de l'Ancien Monde. Le patriotisme hollandais ou scandinave scrutait les liens éventuels unissant les langues européennes aux parlers des Amériques, en établissant, dans les meilleurs des cas, d'utiles règles comparatives.
Souvenirs de Babel passe en revue les modalités que connut cette vaste enquête, en fonction des variations religieuses ou des cultures nationales. Si l'Italie ou l'Angleterre jouèrent ici un rôle secondaire, les Pays-Bas et l'Allemagne rendent compte des avatars d'une exploration «harmonique» conciliant tradition et modernité. Sur les traces de l'école de Leyde, Leibniz réalisera le tour de force de ménager le rigorisme dogmatique de Wittenberg tout en annonçant l'approche «philosophique» des Lumières, telle que la consacre la «méchanique des langues» du président de Brosses. Cette même approche, portant la critique comparative au niveau d'un scepticisme systématique, enraya pour une bonne part les promesses qu'offrait encore l'uvre d'un Fréret, dans le premier tiers du dix-huitième siècle. L'idée dominante d'échange que le philosophisme fait circuler entre économie et théorie des langues bloque ou freine l'axe vertical de la généalogie. Le contact des parlers remplace la filiation des mots, de la même manière que la concurrence bourgeoise des talents revendique pour ceux-ci le pouvoir détenu par l'institution des classes fondées sur les liens du sang.
Des chapitres particuliers sont consacrés à diverses tentatives de construction du tableau généalogique ainsi légué par l'âge classique aux philologues de l'âge romantique. Un pont reste ouvert, malgré la rupture des Lumières, entre le romanisme de Vossius ou Ménage et Diez. L'histoire de l'italien selon Christophe Cellarius offre des matériaux à une tradition allemande qui pratiqua de manière particulièrement féconde l'accumulation documentaire alliée à une critique véhiculée par cette nouveauté que constitue la presse de vulgarisation scientifique. L'unité du hongrois et du finnois selon le Hambourgeois Fogel ou les Suédois Skytte et Stiernhielm recevra un statut scientifique à la fin du dix-huitième siècle chez Sajnovics et Gyarmathi, fondateurs du comparatisme finno-ougrien, malgré le préjugé pesant la parenté proposée entre fiers Magyars et «mangeurs de poisson».
L'émergence de la linguistique moderne vérifiera ainsi la solidarité entre la recherche sur la parole et son contexte culturel, qui prend parfois les couleurs de la politique internationale. L'Allemagne, que l'érudition Renaissante avait promue au rang de domitrix gentium, devra surmonter alors sa défaite temporaire face à l'Empire napoléonien. Le prestige d'une origine orientale, sur les bords du Gange, lui fournira l'instrument légendaire d'une autre renaissance, avant que le principe de la supériorité aryenne ne fonde une nouvelle barbarie selon des méandres et des régressions dont l'histoire de la linguistique offre des illustrations plutôt instructives du point de vue plus général de l'histoire du savoir et de sa pratique.
Issue des confins de l'Europe, la grande famille «celto-germanique» se demandera quelles relations historiques génétiques entretenir avec les nations qui l'environnent et quelquefois la pressent, à l'est et au nord. Les Slaves, les Finno-Ougriens, parce qu'il sont restés dans un état littéral d'«esclavage» ou d'extériorité au monde moderne, posent un problème à la conscience occidentale, qui réconcilie origine et présent, l'ici et l'ailleurs, en fondant une partie de l'identité européenne sur les vertus de la migration et de la mobilité, formes premières du progrès.
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