À propos du livre
Né en Pologne en 1916, devenu belge à huit ans, perdant ses parents à Auschwitz, «juif hérétique» selon ses propres mots, romancier, dramaturge, essayiste, poète avant tout, David Scheinert est une grande voix de notre temps : lyrique, indignée, imprécatoire. Sur la Shoah, il a écrit des textes poignants et prophétiques.
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Une enfance perdue
Avec tes yeux neufs, tes mains curieuses et ton pas indécis, avec ton gazouillis, tes mots roux et innocents, tes mines rieuses, tes grimaces de chat, toute la musique malicieuse.
Avec tes soupirs et tes cris, tes gestes tendres et maladroits, avec ta voix qui chante une chanson que personne ne connaît, sauf toi, avec ta peau vulnérable et tes châteaux forts, avec ta chair ferme et fragile, sans passé, sans aurore.
Avec tes malheurs énormes et insoupçonnés, avec ton pouce bien-aimé, ton cheval de bois, ta défense nue et ton coupable quoi, car rien ne t'a frôlé de ce qui déchire ce temps, innocent insoumis, traître attendrissant.
Tu trébuches à côté de famines, de génocides, d'apocalypses, soufflant dans une trompette, tapant dans un tambour, transporté, ravi par le sifflet d'un agent, puis soudain t'arrêtant pour appeler maman.
Enfant sur le chemin, que seras-tu demain, infirme, responsable, cul-de-jatte, bourgeois, ou un fou dansant de vingt ans, trente ans, avec ton âme dans tes pieds ou, plus rare, tendant les mains vers le monde devenant ?
Que seras-tu, bonhomme, à l'aube de l'avenir, pareil à ces parents qui filent ce qui se fait, vivant pour leurs sous, assis sur leurs biens, la tête farcie de choux, ou bien un homme fait de fleurs et de froment, un libre moissonneur semant ses lendemains?
Entre nos deux vie, il y a la distance d'un voyage sans retour, et rien ne nous unira, étrangers l'un à l'autre, moi, le vieux païen à la vie traversée, et toi, petit serin blond, au yeux d'un blond serein, d'un bleu infini, dont je ne connais pas le sens, puisque c'est le sens silencieux de la mort.
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