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Ce matin sous-marin
Ce matin sous-marin sous la mer de la honte,
L'Atlantide Paris se livre aux coraux lents
Et, squale oisif entre les temples ondulants,
Tu écoutes l'écho de la mort des Atlantes
Erreur comme toi-même aux arcades noyées.
Amant de Paris tu es changé en requin Triste; toutes les rues de la Paix sont noyées;
On lit encor les noms de Paix et de Paquin
Ondulant par lambeaux dans l'eau lourde, où ondule
Quelque fantôme aussi de colonne Vendôme.
Paris dort son glauque armistice, avec ses rues Où la chair et la paix et le pain sont fantômes;
Ton spleen survole à coups d'ailerons veloutés
La survivance des beaux passages cloutés
Comme des lois qu'un temps indifférent nivelle,
Et toujours, par l'eau sombre où l'algue s'échevelle
Du souvenir dans cette tiède demi-nuit,
Ô amant de Paris changé en rquin triste,
Tu reviens au gré lent des courants de l'ennui
Vers l'étalage étrange et bourgeois, rue Auber,
Où l'on voit des spodumènes, des améthystes,
Des orthoses, et qui, protégé de la mer
Et du siècle comme un aquarium inférieur,
Organise dans le vert silence un concert
De noms rares, de feux congelés en silices,
De bleuités, de viridences, de jaunesses,
Autour du centre astral qui régit la vitrine,
Un grand triphane jaune de Madagascar.
(On entend sous Paris, sous le fond de la mer,
Une vitesse ancienne ou future frémir.)
Paris dort repliés comme un homme en famine Serrant sa faim sur lui comme un renard rongeur;
C'est le creux, c'est le manque d'hommes, c'est le vide
De pain, c'est l'absence des alcools aux terrasses Et dans le cur ce trou des soldats prisonniers;
C'est Paris maigre, la rue Lepic sans paniers
D'artichauts, de melons, de belons, de rascasses,
Les Halles sans salade et les quais sans poètes Avec toi seul pour lent requin le long des boîtes;
C'est Paris sans journaux, sans amour, sans croissants,
Sans gloire, sans minuit, sans ses mâles, et sans
La facilité sexuelle des taxis.
Armistice, aveulissements, ataraxies.
L'encre a cessé sa bonne odeur rue du Croissant,
Les croissants de Chiboust existent par leur manque,
L'or exilé ou mort laisse veuves les banques
Sous-marines rue de Choiseul ou rue Vivienne.
Il n'y a plus la mer de voitures, leurs chaudes Soies en Gulf-Stream dont les asphaltes se souviennent;
Il y a cette mer de la honte où tu rôdes,
Squale, où ton museau pénitent, quand il aura
Contourné cette vague dune l'Opéra,
Reviendra doux heurter l'ancien jardin sous verre
Et sa flottante orchestration de feux glaciaires.
Autour du grand triphane de Madagascar.
Jardin, jardin des joies mortes pierres de lune,
Des anciens soirs béryls et des deuils tourmalines,
Jades pour le toucher de lèvres dont le fard
Est au passé comme un soleil d'amour perdue.
Ces pierres tremblent de la même maladie
Dont tu vois onduler comme un bâton dans l'eau
L'Obélisque et le jour, la colonne Vendôme,
Les certitudes, l'Arc de Triomphe et une Âme.
Ô amant de Paris enchanté en squale, ô
Requin pour expier tels soirs comme des proies,
Ces béryls habités des spectres de tes joies
Tu heurtes la cloison vaine qui t'en sépare
Et qui vibre attentivement quand tu entends
Sous la mer ce lointain tonnerre par instants.
(Et dans Paris passaient pourtant des passants rares,
Sans qu'on sût s'ils passaient en chair, ou si c'étaient
Les ombres des vivants du ciel qui descendaient
Vers le fond de la mer, d'une altitude heureuse.
Non. C'était le nouveau bétail bleu de la honte,
Les lémures broutant la honte aux plaines bleues.
Il en est qui pressaient tristement leurs pas d'ombres
Vers une anfractuosité froide où dormir.
Il en est qui paissaient des millions précaires,
D'ironiques argents sans pouvoir de loisir,
Sans l'alcool des autos, le haschich des croisières, Sans voitures, sans lits-avions, sans Juan-les-pins;
Il en est qui mendiaient bleus des tickets de pain.)
Et nul, ni le requin pèlerin vers l'ancienne
Vitrine aux pavements de gemmes rue Auber,
Ni les bancs résignés d'espèce parisienne,
Nul ne sait quel trommel sous le fond de la mer
Mélange en écroulements de temples les âges,
Quel centaure d'en bas fait passer les orages De ses galops d'Est en Ouest, du Sud au Nord;
C'est des tonnerres inférieurs, c'est les passages
Des chevaux démontés des escadrons des morts
Qui reviennent, sauvages hardes descendues
Aux enfers, comme aux champs des batailles perdues,
Faire ébouler d'Est en Ouest, du Sud au Nord
Leurs grandes charges vagabondes sous la mer.
C'est peut-être ton présage, Canon futur.
C'est peut-être un grand Maître au travail sous la mer.
Détourne-toi des prestiges morts du triphane, Mon squale; entends l'appel du futur sous la mer.
Exorcisé requin, reprends ta forme humaine,
Trouve la trappe, essaye un tunnel, pose un pied
De vertical explorateur sur l'escalier
Qui mène à la Maison Manente, à la Matrice.
Un Maître y fait rouler dans l'ombre un Maître-Mot
En foudres sourds parmi la moiteur génitrice.
Mineur du minerai d'aller vite,
Métro,
Métro, Métro, maternelles entrailles.
Mineur de la vitesse en sous-sol des batailles,
Métro plus merveilleux qu'il y a quarante ans,
Qui savais la vitesse il y a quarante ans
Et qui foules encor par tes courbes artères
Le beau sang d'aller vite au cerveau des mystères.
Métro intact au fond de la honte, Métro
Vivant comme il y a quarante ans, et l'auto
Qui volait dans ton ciel de boulevards est mote.
La tiédeur, on est près du feu central, nourrit
Sur tes murs les noms lourds d'Europe et de Concorde :
Il faut ces touffeurs de serres d'art à ces fruits
D'Atlantis pour mûrir pensivement leurs globes.
Tes trains, métro, les grandes pompes de l'espoir,
Tirent encor l'eau d'aller vite du puits noir.
Tes trains s'évasent des tunnels comme des gerbes
Et vont s'élargissent comme on dit que les gerbes
Des nébuleuses vont s'espaçant dans le ciel,
Les yeux d'or de tes trains divergent, comme au ciel
Nous épanouirons en fleurs simultanées
Le divergent bouquet délié des années. Tu vis encor, héros Métro; j'ai trouvé
La Vitesse, l'autre espérance, l'autre V
Enfouie au profond des grottes de Mémoire,
Et c'est toi, beau voleur souterrain de la gloire
D'aller vite, qui sus soustraire et cultiver
Ce premier Verbe la Vitesse l'autre V
Quand le déluge vert eut noyé les voitures.
Sur tes voûtes s'ensable un Paris sans voitures
Et s'abandonne aux algues de mourir, le pain
Manque, un jaune soleil agonise au triphane, Le béryl meurt, et tous les luxes bleus se fanent;
Mais ta cuve en rumeur est un tiède pétrin
Où, comme un bras infatigable, chaque train
Rebrasse et repétrit l'espérance innommée
Et remalaxe monotonement l'idée D'un pain futur encore vague à notre faim;
Et la mer de la honte alourdit ses sargasses
Sur Paris sans parfums, sans alcools aux terrasses,
Sans tous les soirs de tous les néons exaltés,
Mais tu vis sous la mer, Métro, nos vieux étés
Sont descendus aux pressoirs secrets de tes caves,
Tu vis encor, tu respires par grandes rames
En cadence, et pour un grand Pain ou un grand Vin
Tu travailles encore l'épais mélange humain
Jusqu'au jour où ta roue étant assez tournée,
Ton rite ayant assez révolu ta journée,
Assez centrifugé ta cohue enfournée,
Ton vin ou ton levain soulevant les voussures
Fusera dans la mer des mornes salissures,
Aveuglera d'un geyser de feu les lémures
Broutant la honte aux fonds abyssaux de l'histoire,
Et vomira la haute flamme expiatoire
D'un volcan de vitesse aveugle et de victoire.
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