À propos du livre
Les trois premiers recueils de ce premier volume des uvres poétiques complètes de Marcel Thiry, Toi qui pâlis au nom de Vancouver, Plongeantes proues, L'Enfant prodigue, dans lesquels le poète épelle encore son langage et la technique de son écriture, trouvent leur inspiration dans la nostalgie du voyage, les souvenirs de la guerre et la découverte de l'univers féminin. Statue de la Fatigue, Trois proses en vers et La Mer de la Tranquillité sont les premiers chefs d'uvre. Le commerce devient sous la plus d'un créateur désormais maître de son vers, une merveilleuse matière à poésie. Et cette poésie s'enrichit des mille couleurs qu'elle emprunte au décor de la vie contemporaine. L'auto, le cinéma, le téléphone deviennent des signes. L'art a vocation de résoudre une fabuleuse équation des contraires : le métier et le bonheur, la galère et le chant, le quotidien et le miracle, la machine et la douceur, la contrainte et la liberté.
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Toi qui pâlis au nom de Vancouver
I
Toi qui pâlis au nom de Vancouver, Tu n'as pourtant fait qu'un banal voyage;
Tu n'as pas vu les grands perroquets verts,
Les fleuves indigo ni les sauvages.
Tu t'embarquas à bord de maints steamers Dont par malheur pas un ne fit naufrage
Sans grand éclat tu servis sous Stürmer,
Pour déserter tu fus toujours trop sage.
Mais il suffit à ton orgueil chagrin
D'avoir été ce soldat pérégrin
Sur le trottoir des villes inconnues,
Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,
D'avoir aimé les grâces Greenaway
D'une Allemande aux mains savamment nues.
II
Quand en avril dix-huit, en gare de Kharbine,
Tu dormais un sommeil plein du choc des wagons,
Quand l'ictère et sa jaune esthétique chagrine
Aigrissaient savamment tes méditations,
Quand Tarnapol était Ecbatane et Gomorrhe,
Et quand, ayant tiré la pire faction,
Tu regardais bleuir secrètement l'aurore
III
Je me souviens encor de vos rouges falaises,
Folkestone, et du vert des pelouses anglaises
Et du balancement qu'avaient les grands steamers,
Et, mon rêve embarqué s'en allant sur la mer,
Je me souviens des jours d'automne boréale
Où j'ai connu, parmi les pâleurs idéales
Dont l'haleine du Pôle angélisait le ciel,
Le Nord, le gel, et les clochers d'or d'Archangel
Je me souviens aussi du nom fier d'Elverdinghe
Et des bons compagnons durcis par la bourlingue Près de qui j'ai dormi mes plus justes sommeils;
Je me souviens des continents et des soleils,
Je me souviens des mers et des ports et des femmes
Et des fleuves sans nom et des villes sans âme
Où parfois mon destin vagabond s'arrêtait,
Et qui voyaient passer avec indifférence,
Parmi leurs spleens ou leurs splendeurs ou leurs souffrances,
Ce même soldat maigre et ardent que j'étais
IV
Asie au nom de maladie,
Beau marécage empoisonné,
Par ton printemps contaminé
Je suis atteint du mal Asie.
Je suis comme syphilisé
Qui se souvient de son amie
Et de sa chère chair pourrie
Et du goût mort de son baiser.
Aux mauvais lieux de Mongolie,
Par le cosaque et le Yankee J'ai vu ton chaud corps possédé;
Et dans l'Ouest et dans la vie,
Par tes mystères obsédé,
Je traîne un cur atteint d'Asie.
V
Ce soir triste sur l'Ingoda Tu te souviens de sa couleur;
L'herbe brûlait avec pâleur,
Par les champs roux, sous le ciel jade.
Mais ta belle âme de soldat,
Te souviens-tu de sa couleur ?
Jeunesse drue et si d'ailleurs
Parmi ces Orients malades
Une eau très verte apparaissait
Sous la glace très amincie De l'Ingoda couleur d'Asie;
Les bleus chameaux au loin paissaient,
Et tu rêvais d'être au Pousset
Dans un kaki de fantaisie.
VI
Pour être encor sur ce transport
Qui ramenait aussi quelques femmes créoles,
Sur ce transport ayant à bord
Ces femmes, ces soldats vaincus et la variole,
Pour voir passer encore au bras d'un aspirant
Le flirt bronzé du capitaine
Qui portait avec art une robe safran
Comme un drapeau de quarantaine,
Pour souffrir encor du vaccin
Du mal de mer et de l'altier dédain des femmes,
Et pour rêver de jeunes seins
Dans l'entrepont plein du confus chaos des âmes,
Pour entendre chanter encor dans les agrès
Les longs alizés nostalgiques,
Pour être encor ce vacciné du Pacifique
Tu donnerais, tu donnerais
VII
Ô capitales inconnues,
Je vous connais, je vous connais.
Vous fûtes celles qu'on tient nues
Et que l'on quitte pour jamais.
Ô escales ô amoureuses,
Pour des dollars ou des douros
Vous vous donniez comme les gueuses
Se donnent aux matelots.
Dans vos pays comme en des bouges
Vos corps pour d'autres sont restés
Pendant que mon destin qui bouge Partit pour d'autres vanités;
Et quand, comme au coin d'une rue,
Je rencontre au détour d'un soir
Les souvenances apparues
De vos bars et de vos trottoirs,
C'est comme si, soudaine et belle,
À tel qui va s'embourgeoisant
Reparaissait quelque éternelle
Prostituée eue à seize ans.
VIII
Parce qu'un remorqueur brame devant l'écluse, Tu pars; tu es à bord, le soir, tous feux éteints;
Tu écoutes, couché sous ton astre incertain,
Le chant du coq martiniquais dans la cambuse,
La berceuse du vent plaintif dans les agrès
Et le déferlement des vagues sur l'étrave.
Ô entreponts pleins de curs d'hommes, ô regrets !
Va, la mer t'a marqué du signe des esclaves :
L'appel d'un remorqueur ce soir t'a fait pâlir,
Tu n'as plus que l'amour de tes vieilles épreuves,
Tu ne passeras plus un pont sans tressaillir,
L'odeur de Rotterdam monte de tous les fleuves
Et le bruit de la mer chante dans tous les bruits
Tu es dans ta maison bourgeoise et tu vieillis.
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