BiographieGeorges Thinès naît à Liège, le 10 février 1923. Il mène de front trois carrières différentes encore que complémentaires : celle d’homme de sciences, celle d’écrivain au cours de laquelle il aborde du reste la quasi-totalité des genres, celle de violoniste et de musicien.
Fils d’un ingénieur des mines, Thinès voyage dès l’enfance au gré des déplacements professionnels de son père. Les premiers paysages qui l’intriguent sont ceux de la Campine ainsi que le monde souterrain et mystérieux des galeries de mines, parcourues très tôt en compagnie de son père. Il fait ses études au Collège de Visé, puis à Saint-Jean Berchmans, à Bruxelles, lieux d’une rencontre capitale : celle de l’adolescent avec le monde romain, dont la contraction verbale et les curieuses effigies ne cessent de le hanter.
À la fin de la seconde guerre mondiale, il s’engage dans la Royal Navy puis reprend, à l’Université de Louvain, des études de psychologie et de philosophie qui le conduisent à une brillante carrière scientifique couronnée, dès 1971, par le prix Francqui.
À trente-six ans, Georges Thinès publie un recueil, Poésies, dont Georges Jacques dit qu’on y découvre une influence de la dialectique valéryenne et un intérêt prononcé pour le graphisme et la géométrie spatiale. Dès lors, l’homme de Lettres est saisi d’une irrésistible impulsion à écrire. La poésie reste pour lui la source essentielle de sa puissance démiurgique. À la quête ontologique se superpose une entreprise de déchiffrement des signes. La connaissance finit par se penser elle-même, revenant sur ce qui la fonde, explorant une forme humaine de l’Absolu. De surcroît, l’émergence d’un espace rêvé favorise l’irruption soudaine du sens tout autant que la naissance du sujet. Sentiments et états d’âme constituent l’essence des paysages spirituels qui recèlent, de ce fait, un sens profondément métaphysique.
Dans son premier ouvrage en prose, Les Effigies (1970), Georges Thinès mêle autobiographie et réflexion sur le temps, un des thèmes majeurs de toute l’œuvre à venir. C’est aussi l’hommage d’un écrivain à tous ceux qui, dans son adolescence, lui ont ouvert les portes de la civilisation romaine, civilisation-mère, génératrice d’action et de magie. Les œuvres romanesques qui suivent forment un tout cohérent et rigoureux. Le Tramway des officiers (1974, prix Rossel) est, en apparence, le plus «classique» des romans de Thinès : le pré-texte (au sens littéral) de l’Occupation provoque une interrogation sur la liberté, le réel et l’ambiguïté existentielle, le bonheur et les hasards objectifs, tout en défiant le romanesque, misant sur l’ambiguïté du réel, au-delà des catégories communément admises.
Libéré des dernières dettes envers le roman réaliste, Thinès devient, avec L’Œil de fer (1977), un écrivain attiré par la double énigme de la création littéraire et de l’existence de l’homme elle-même. Dès lors, les grands thèmes chers à Thinès — qui est élu le 10 juin 1978 à l’Académie, au fauteuil de Marcel Thiry — sont en place : présence d’un double illisible, celui du texte et celui de la destinée, quête nostalgique de l’enfance irrémédiablement perdue certes, mais que la fiction permet de retrouver ainsi que le souligne avec justesse Blanchot pour qui «Écrire, c’est se livrer à la fascination de l’absence de temps», écoulement tragique du temps, désir de recréer les images du passé à la faveur d’un baroquisme particulièrement poussé (on a, à tort, accusé Thinès d’intellectualisme, là où il y a poésie et concept), enfin, fascination constante pour la musique qui, traversant le temps et les Babel langagiers, s’assimile au langage le plus universel (Les objets vous trouveront, 1979; Les Vacances de Rocroi, 1982; Le Désert d’alun, 1986; La Face cachée, 1995). En outre, et comme il fallait s’y attendre, le personnage clé de Faust, celui qui a tenté d’apprivoiser le temps et la connaissance, et qui y a laissé son âme, est omniprésent dans l’œuvre (Théorèmes pour un Faust, 1983; Le Quatuor silencieux, 1987).
Dans le domaine de la nouvelle, Thinès pourrait reprendre à son compte l’image de Marcel Thiry, puisqu’il nous donne à voir le grand possible. On ne peut guère, en effet, parler d’étrangeté ici, mais plutôt d’un regard sur tous les possibles biologiques, temporels, spatiaux, édifiant de secrètes correspondances sans pour autant en épuiser le mystère insondable (L’Homme troué, 1981). Cet aspect de l’oeuvre de Thinès semble compter parmi les plus accomplis.
Depuis les années quatre-vingt-dix, s’il aborde avec talent le domaine du théâtre (La Succursale, L’Horloge parlante, 1991), c’est toujours la poésie qui requiert idéalement l’écrivain : sans doute cette forme supérieure d’écriture l’autorise-t-elle à développer, dans la solitude du verbe, les fantasmes et les replis de sa mythologie. Les titres eux-mêmes des oeuvres sont éloquents et traduisent heureusement les bouleversements métaphysiques et humains qu’elles illustrent : Les Cités interdites (1990), L’Imperfection (1993), Gémonies (1995), Janus (1996).
Homme-orchestre dans sa cohérence créatrice, humaniste, Thinès apparaît bien comme un des esprits les plus subtils et les plus déliés de notre temps. Ayant mis Athéna au service d’Orphée, il réussit à tirer du néant création secrète et réflexion sur les vicissitudes de l’existence, de la pénombre des abysses aux lumières des cités interdites. La poétique de Georges Thinès met en oeuvre l’assomption de la «Présence au monde». Questionnement intime, relation intersubjective, dé-voilement constructif et bienveillant permettent de sortir de l’enfermement subjectif. Ouverte sur un innommable, l’écriture thinésienne célèbre la magnificence du monde, expression de l’idée de l’infini que tout homme porte en lui.
Georges Thinès nous a quittés le 25 octobre 2016 et repose à Court-Saint-Étienne.
– Jean-Luc Wauthier et Valérie Catelain
Bibliographie
- Poésies, poésie, Bruxelles, Éditions des Artistes, 1959.
- Théorie de la causalité perceptive, essai, Louvain, Nauwelaerts, 1962.
Psychologie des animaux, essai, Bruxelles, Dessart, 1966.
- La problématique de la psychologie, essai, La Haye, Martinus Nijhoff, 1968.
- L'Aporie suivi de Stèle pour Valéry, poésie, Bruxelles, André De Rache, 1968.
- L'évolution régressive des poissons cavernicoles et abyssaux, essai, Paris, Masson, 1969.
- Les Effigies, roman, Paris, Gallimard, 1970.
- Atlas de la vie souterraine, avec R. Tercafs, essai, Paris, Boubée, 1972.
Orphée invisible, théâtre, Bruxelles, André De Rache, 1974.
- Le Tramway des officiers, roman, Paris, Gallimard, 1974.
- Dictionnaire général des sciences humaines, Paris, Éditions universitaires, 1975.
- L'il de fer, roman, Paris, Balland, 1977.
- Phenomenology and the sciences of behaviour, essai, Londres, Allen and Unwin, 1977.
- Les Objets vous trouveront, récits, Paris, Balland, 1979; rééd. Liège, CEFAL, 2007.
- Phénoménologie et science du comportement, essai, Liège, Mardaga, 1980.
- «La bibliothèque du château», dans Il était douze fois Liège, récits, Liège, Mardaga, 1980.
- L'Homme troué, nouvelles, Bruxelles, Le Cri, 1981.
- Les Vacances de Rocroi, roman, Paris, Balland, 1982; rééd. Liège, CEFAL, 2007: rééd. Bruxelles, ARLLFB, 2024 (voir la fiche du livre).
- Théorèmes pour un Faust, poésie, Bruxelles, Le Cormier, 1983.
- La Statue du lecteur, poèsie, Thuin, Éditions du Spantole, 1984.
- Logos l'absent, poèsie, Bruxelles, Le Cormier, 1986.
- Le Désert d'Alun, récit, Bruxelles, Jacques Antoine, 1986.
- Le Quatuor silencieux, nouvelles, Lausanne, L'Âge d'homme, 1987.
- Le mythe de Faust et la dialectique du temps, essai, Lausanne, L'Âge d'homme, 1989.
- Les Cités interdites, poésie, Paris, La Différence, 1990.
- Existence et subjectivité, essai, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1991.
- La Succursale, théâtre, Carnières, Lansman, 1991.
- L'Horloge parlante, théâtre, Carnières, Lansman, 1991.
- L'Amour aveugle, nouvelles, Bruxelles, Le Pré aux sources, 1993.
- La Face cachée, roman, Lausanne, L'Âge d'homme, 1994.
- Gémonies, poésie, Amay, L'Arbre à paroles, 1995.
- Astaroth l'androgyne, poésie, Amay, L'Arbre à paroles, 1996.
- L'Imperfection, poésie, Amay, L'Arbre à paroles, 1996.
- Janus, poésie, L'Âge d'homme, Lausanne, 1996.
- Connaissance de l'Érèbe, poésie, Amay, L'Arbre à paroles, 1997.
- La Leçon interrompue, récit, Bruxelles, CFC Éditions, 1998.
- Laurel et Hardy ou les miroirs déformants, essai, Bruxelles, La Lettre volée, 1998.
- L'Exil imprononcé, poésie, Bruxelles, Le Cormier, 1999.
- Eros simulacre, poésie, Amay, L'Arbre à paroles, 2000.
- Poésie Bruxelles 2000, avec André Doms, anthologie, Amay, L'Arbre à paroles, 2000.
- Le Songe de Thucydide, récit, Paris, L'Harmattan, 2001.
- Victor Hugo et la vision du futur, essai, Tournai, La Renaissance du Livre, 2002.
- Voix d'Ovide en sa première mort, Amay, L'Arbre à Paroles, 2003.
- Le Voyageur lacunaire, nouvelles, Rodez, Le Rouergue, 2003.
- Rimbaud maître du feu, essai, Amay, L'Arbre à Paroles, coll. «L'il ouvert», 2004.
- Textes Contextes, Amay, L'Arbre à Paroles, 2004.
- Chants séculaires, avec André Doms, essai, Amay, L'Arbre à Paroles, coll. «L'il à l'uvre», 2005.
- Madame Küppen et l'autre monde, roman, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. «Contemporains», 2007.
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