À propos du livre (texte de l'avant-propos)
Il est salutaire, pensons-nous, de refaire le bilan d'une poésie nationale, à chaque génération. Les goûts changent, les modes passent et des réajustements s'opèrent. Les grandes uvres demeurent, et d'autres se retirent dans l'ombre, tandis que de celle-ci surgissent soudain des poèmes auxquels on n'avait pas attaché d'importance lorsqu'ils ont vu le jour. Il arrive qu'une réhabilitation s'impose, ou que des noms ronflants ne méritent que l'oubli. Ce qui est permanent s'en trouve renforcé et ce qui est éphémère disparaît à jamais. Aucun choix n'est définitif, pas plus qu'en musique ou en peinture : l'art répond à des critères trop mystérieux pour qu'on puisse une fois pour toutes les définir.
Pour juger avec amour et objectivité la poésie, il est préférable d'être deux; les meilleures anthologies françaises sont, dans un passé récent, celle de Paul Léautaud et Adolphe Van Bever, puis celle de Robert Kanters et Maurice Nadeau. Chacun de nous fréquente la poésie celle des autres depuis plus de trente ans; nous sommes aussi, en matière d'anthologies, des récidivistes. Nos principes sont suffisamment proches pour permettre deux lectures voisines, et assez différentes pour ne pas tomber dans le travers d'une aride unanimité : affaire d'instinct, de culture et sans doute de curiosité qui exige entre ces deux éléments un certain équilibre. Lequel? Il ne faut pas, a priori, s'embarrasser de préjugés prosodiques et ne pas prétendre, par exemple, que le vers libre ou le vers éclaté sont préférables à la bonne vieille rime bien sonnante; ni le contraire. Il ne faut pas éliminer Charles Péguy au profit de Rimbaud, sous prétexte que l'un est trop limpide et l'autre est visionnaire; il serait tout aussi faux de procéder à l'élimination de Rimbaud au profit de Péguy. Dans un temps plus proche et pour ne pas quitter le domaine français aurait-on le droit de détester Prévert parce qu'on aime Saint-John Perse, ou d'adorer Milosz en méprisant Marie Noël?
Le poème durable est celui qui provoque un choc : il importe peu comment il a été écrit et quelles règles il a bien pu suivre. Le choc atténué, il continue d'exercer sa fascination, soit dans le confort, soit dans le malaise. Rien n'est plus flatteur pour les sens qu'une page de Max Elskamp, et rien n'est plus provocant qu'une page d'Henri Michaux. Deux amateurs éclairés se mettent vite d'accord pour dire que l'un et l'autre sont importants et sans réplique. Pour les neuf dixièmes des textes, dans ce volume, notre entente s'est faite sans accroc ni discussion. Dans un certain absolu, l'évidence est directe, simple et brûlante. Seuls les cas secondaires peuvent prêter à quelque contestation : il nous a fallu, ici ou là, peser, repeser, et nous demander en toute franchise si notre choix final, voire notre compromis, était fondé ou non; le lecteur ressentira peut-être la même gêne.
Pour ce premier volume nous espérons qu'il y en aura encore plusieurs nous avons relu quelque deux cent vingt recueils. Il nous a fallu être patients, malgré l'ennui occasionnel et les mauvaises surprises. Dans l'ensemble, notre verdict ne diffère pas beaucoup de celui qu'on pu rendre autrefois, pour la poésie française de Belgique le lecteur préfère-t-il que nous disions : la poésie francophone de Belgique ou la poésie belge de langue française ? Jusqu'à Verhaeren et Rodenbach, chronologiquement parlant, il n'y a rien que rimailleries et devoirs appliqués de civisme, voire de nationalisme. Il nous importe de ne pas souligner chez Verhaeren et Rodenbach il en sera de même pour tous ceux qui suivront ce qu'on mettait en valeur il y a un demi-siècle : notre choix est différent, là où il nous a paru devoir se distinguer des choix anciens. En fait, notre politique est encore plus simple, même si elle peut paraître ambitieuse : nous prétendons que, pour la période délimitée, nous avons retenu à peu près tous les poèmes qui méritent de se relire. Cette entreprise, trop vaste au goût de certains, n'a de sens que si elle s'avoue exhaustive.
Il nous a fallu peiner, souvent. Des noms illustres allaient-ils tombent en poussière? Lire trois cents pages inutiles, et même ridicules, chez un Iwan Gilkin ou un Albert Mockel, avant de découvrir enfin une page ou sulfureuse ou caressante, quel supplice! Alors venait la récompense : on ne peut éliminer un poète avec, pour tout héritage cent vers sur trois mille. Le bonheur est parfois venu de poètes réputés mineurs et traités avec négligence dans les anthologies. Tel est le cas du très pur Paul Gérardy, qu'on n'a jamais pris la précaution de mettre à sa place : en apparence, ses vers étaient si fragiles, si pâles, si gentillets! Ailleurs, la sévérité était indispensable : le recul est cruel pour des épigones comme Théo Hannon ou des fonctionnaires de la poésie comme Valère Gille. Les dernières pages de notre volume rappellent leur nom et réunissent, comme pour mémoire, des poèmes qui ont pu jouer un rôle anecdotique.
Nous ne voulons être ici ni des historiens ni des philosophes. Les histoires de la poésie belge existent : nous ne leur ferons pas concurrence et, pédagogiquement, elles sont nécessaires. Notre tâche est plus facile et, en même temps, plus délicate. Nous voulons que ce volume soit un livre de lecture, donc de plaisir littéraire et de plaisir tout court. On doit pouvoir entrer dans le charme ou l'agressivité d'un poème, sans le secours des notes, des explications et des thèses. Quelques mots de définition et quelques données lapidaires inévitables suffisent. Aimer la poésie, c'est se défaire très vite de son emballage comme du discours intéressé qui l'entoure. Que chaque lecteur se sente libre de son propre contact avec le poème : nous les mettons en présence, pour aussitôt nous retirer. On n'explique pas les arbres, et l'on ne met pas de tricot aux oiseaux de paradis.
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