À propos du livre (texte de l'avant-propos)
Le premier tome de cette anthologie comportait les poètes nés entre 1804 et 1884, période connue et convenablement étudiée par les spécialistes. Quelques réajustements dans l'échelle des valeurs établies nous avaient paru nécessaires, en particulier la réhabilitation d'un poète négligé, Paul Gérardy : nous nous trouvions en terrain répertorié. Le deuxième tome groupait les poètes nés entre 1885 et 1902 : certains, Norge par exemple, continuaient leur uvre, tandis que nous faisions notre choix. Celui-ci, voué à la «génération de 1900», ne pouvait passer pour définitif que dans neuf cas sur dix. Nous étions conscients de la solidité relative de notre sélection : seul le recul doit ou la confirmer ou l'infirmer.
Pour ce troisième tome, que forment les poètes nés entre 1903 et 1926, nous reconnaissons l'aspect souvent provisoire de nos préférences. L'épreuve du temps n'est pas encore venue sanctionner les goûts ni les enthousiasmes. Les modes, dans tel ou tel cas, ont pu infléchir un jugement ou même une indignation. Peser ses propres contemporains n'est pas chose aisée, même à deux professionnels, assez sûrs, quoi qu'ils disent, de leurs objectivités ou concordantes ou complémentaires. C'est que la moitié au moins des poètes publiés dans ce volume poursuivent leur aventure verbale. Quelques-uns n'ajouteront pas grand-chose à ce qu'ils ont déjà écrit; d'autres, en revanche, nous promettent encore des poèmes surprenants, nouveaux, peu ordinaires. Nous devons donc, en toute humilité, considérer ce volume comme un travail que les décennies futures devront réévaluer, corriger, amplifier. Il y a toujours à parier que quelque poète de génie, inconnu de son temps et peut-être de lui-même vienne bouleverser l'image qu'on se fait de la poésie de ses pairs. Les lecteurs de Rimbaud, de Corbière et de Lautréamont connaissent ce genre de miracle.
Les poètes de ce volume il faudrait parler de groupe d'âge plutôt que de génération, formule un peu prétentieuse et qui a tendance à rapprocher des esprits incompatibles sont d'une extrême variété et d'une rare richesse. Ils peuvent se comparer avec fierté et sans le moindre complexe d'infériorité aux poètes de France, qui bénéficient d'une propagande autrement efficace. De nombreux poètes surréalistes permettent de mieux saisir la différence entre le surréalisme français et les surréalisme belge : le premier est fondé sur le rêve et l'image gratuite, tandis que le second, plus proche de Dada et des idées nihilistes, exploite une particularité frappante, l'aphorisme de l'absurde, et préfigure une sorte de désespoir latent qu en dit long sur son engagement anti-social. Plus jeune que le surréalisme français né dans les années vingt, le surréalisme belge est à l'écoute des théories existentialistes : il correspond à l'humeur désespérée des années cinquante, avec la grande figure imperturbable et rétive d'Achille Chavée.
Ce volume est aussi celui d quelques poètes isolés pour qui l'exercice verbal est une ascèse et une tentative à saisir l'homme dans ses retranchements. C'est le cas de Roger Goossens, en équilibre sur le réel et l'irréel; de Louis-Philippe Kammans, parfait artiste de l'Europe à venir et à perpétuellement définir; de Christian Dotremont, qui a écrit les plus beaux poèmes d'amour éperdu depuis Verlaine et Éluard; de Jean Tordeur, qui sait allier sacré et constructivisme, édifice et illumination, église et mystère; de Claire Lejeune, pour qui poésie et pensée se conjuguent et s'anéantissent mutuellement. À ces certitudes qui nous sont venues, s'ajoutent de curieuses constatations. Beaucoup de poètes, sans être oubliés, ne jouissent d'aucune réputation véritable. C'est le cas d'Alexis Curvers, prosateur fêté mais qui a écrit sur la Belgique occupée des vers inaltérables. C'est également celui de Roger Foulon, que l'on trouve partout et qui mérite plus que cette attention distraite.
La Belgique ignore ses poètes vivants. Des quelque soixante-dix poètes de ce volume, deux seulement ont fait l'objet d'une étude publiée chez un éditeur digne de ce nom. Il appartient à l'État, aux enseignants, à la presse, à la radio et surtout à la télévision de remédier à cette situation. Cette anthologie voudrait faciliter une prise de conscience. Le patrimoine ne commence pas à la mort de qui le constitue.
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